Repenser la notation financière en Afrique : vers l’émancipation face aux Big Three 


Les points clés

  • Moody’s a rétrogradé la note du Sénégal de B3 à Caa1, une évaluation qu’il qualifie de « spéculative à risque élevé ».

  • Face à cette décision, Dakar conteste la méthode et exige plus de rigueur, tout en revendiquant la robustesse de ses fondamentaux économiques.

  • C’est dans ce contexte que l’Afrique projette de lancer sa propre agence de notation (AfCRA) d’ici septembre 2025, pour échapper à la domination des agences occidentales.


Quand Moody’s abaisse la note souveraine du Sénégal, elle déclenche un débat non seulement sur la solvabilité d’un État, mais sur la légitimité des évaluateurs eux-mêmes. Le passage de B3 à Caa1 inscrit le Sénégal dans la zone dite « spéculative », avec des implications immédiates : hausse probable des coûts d’emprunt, défiance accrue des investisseurs et renchérissement des conditions de refinancement.

Le gouvernement sénégalais n’est pas resté silencieux : il a dénoncé cette notation comme reposant sur « hypothèses spéculatives, subjectives et biaisées », et rappelé ses réformes budgétaires, la diversification de ses sources de financement, et son engagement à limiter le déficit à 7,8 % du PIB en 2025.

Mais ce bras de fer s’inscrit dans une problématique plus vaste : la dépendance continue des économies africaines aux grandes agences de notation — Moody’s, S&P, Fitch — souvent accusées d’appliquer des standards étrangers, peu adaptés aux réalités africaines, voire de pénaliser les ambitions de redressement.

La domination des Big Three et ses critiques

Les « Big Three » contrôlent une part écrasante du marché mondial de notation, près de 95 % selon l’Agence Africaine de Notation envisagée (AfCRA). Cette concentration s’accompagne de critiques récurrentes : opacité méthodologique, conflits d’intérêts (puisque les entités notées paient ces agences), et procyclicité, c’est-à-dire le phénomène selon lequel les notations aggravent les crises : dans les périodes de tension les notes baissent, augmentant le coût de la dette, alimentant la crise.

Des précédents montrent que les notations peuvent être instrumentalisées : en 2011, Moody’s a abaissé la note du Portugal juste avant une levée de titres, suscitant l’indignation politique. À l’époque, des voix européennes — notamment Michel Barnier, plaidaient pour limiter la faculté des agences de noter les pays bénéficiaires d’aides, voire pour engager leur responsabilité civile.

Plus récemment, la dégradation de Afreximbank par Fitch en 2025 a déclenché une riposte de l’APRM (Mécanisme africain d’évaluation par les pairs), qui l’a qualifiée de « flawed » (cochée d’erreurs) et inadaptée aux réalités institutionnelles africaines.

Ces tensions montrent que la notation financière ne peut être traitée comme une simple évaluation technique : elle porte une dimension politique, normative et stratégique.

AfCRA : une alternative africaine à l’horizon

En réponse à ces critiques, l’Union africaine (via le Mécanisme de l’UA) a lancé le projet AfCRA, African Credit Rating Agency. Cette institution, à vocation panafricaine, sera une agence privée mais soutenue politiquement, destinée à fournir des évaluations de crédit adaptées aux réalités économiques africaines.

Selon les documents de l’UA, l’AfCRA devra couvrir les États africains non notés (environ 40 %), les entreprises africaines (plus de 90 %) et les collectivités locales. L’idée est de compléter, et non de concurrencer frontalement, les agences dominantes.

Au plan opérationnel, AfCRA se concentrera initialement sur la notation de la dette en monnaie locale, ce qui est l’un des grands manques des agences actuelles. Sa première notation souveraine est attendue fin 2025 ou début 2026.

Mais le lancement n’est pas sans obstacles. Il a été repoussé à septembre 2025 selon certains médias. Le défi sera de garantir l’indépendance (non captation par les États), la crédibilité méthodologique, et la reconnaissance des investisseurs internationaux.

Pourquoi est-ce important ?

Car la notation financière est un levier fondamental des dynamiques de développement en Afrique. Elle conditionne l’accès aux capitaux, les coûts d’emprunt, la confiance des investisseurs, et la capacité des États à financer leurs économies sans contrainte excessive.

Pour le Sénégal, la dégradation signifie un surcoût immédiat sur la dette, une pression accrue pour ajuster les finances publiques et un examen plus sévère de la communauté internationale. Si les efforts de réforme sont perçus comme insuffisants, cela pourrait amplifier le cercle infernal de crise financière.

Pour l’Afrique en général, la dépendance aux agences externes crée une asymétrie de pouvoir : les États doivent souvent se plier à des critères étrangers pour être jugés crédibles, même si ces critères sont déconnectés de leurs réalités économiques (secteur informel, ressources naturelles, contraintes structurelles). Le cas du Sénégal illustre cette tension : un programme de redressement peut être jugé tardivement comme “risqué”, même s’il vise justement à corriger les déséquilibres initiaux.

L’initiative AfCRA représente une tentative de décoloniser cet espace : restituer une partie du pouvoir à l’Afrique pour évaluer l’Afrique selon ses propres référents. Si elle réussit, cela pourrait réduire le coût de l’emprunt local, renforcer la souveraineté financière, encourager la notation en monnaies locales, et inciter à des politiques plus audacieuses sans craindre leur sanction immédiate.

Cependant, la réussite dépendra de la rigueur, de l’indépendance, de la crédibilité et de l’adoption par les marchés. Le lancement d’AfCRA sera un test déterminant pour l’avenir de l’Afrique comme acteur à part entière des marchés de capitaux globaux.

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