Zone de turbulence au Nigeria : l’interdiction des exportations de karité fait chuter les prix de 33% et bouleverse l’économie ouest-africaine

Le Nigeria n’est pas seul dans ce choix politique


Points clés :

  • Les prix des noix de karité au Nigeria ont chuté d’un tiers après l’annonce d’un moratoire de six mois sur les exportations.

  • Le Nigeria, premier producteur mondial avec 40% de l’offre, capte pourtant moins de 1% d’un marché estimé à 6,5 milliards de dollars.

  • La mesure vise à booster la transformation locale, mais elle fragilise à court terme les exportateurs et les productrices rurales.


Le marché nigérian du karité traverse une zone de turbulences sans précédent. Depuis que le président Bola Tinubu a annoncé, fin août 2025, une interdiction temporaire de six mois sur l’exportation des noix brutes, les prix ont dégringolé de 33%, tombant à 800 000 nairas la tonne (292 603 FCFA, environ 521 dollars), contre 1,06 million de nairas (389 162 FCFA, 693 dollars) auparavant, selon Bloomberg s’appuyant sur les données du cabinet Vestance basé à Lagos.

Le gouvernement fédéral justifie ce choix par une stratégie industrielle : garantir l’approvisionnement des transformateurs locaux, créer des emplois et protéger une chaîne de valeur dominée par les femmes, 95% des cueilleuses de karité sont issues des communautés rurales. Abubakar Kyari, ministre de l’Agriculture et de la Sécurité alimentaire, a défendu cette mesure comme un « tournant nécessaire » pour donner au Nigeria les moyens de capter plus de valeur ajoutée.

Une puissance mondiale mal rémunérée

Avec près de 40% de la production mondiale de noix de karité, le Nigeria occupe une position dominante sur le marché international. Pourtant, il ne capte qu’une fraction infime des retombées économiques : moins de 1% d’un marché global évalué à 6,5 milliards de dollars par l’Alliance Globale du Karité (GSA). Les principaux revenus continuent de profiter aux industries cosmétiques et alimentaires en Europe, aux États-Unis ou en Asie, qui transforment les noix africaines en beurre, chocolat ou ingrédients de soins haut de gamme.

La stratégie nigériane de substitution aux exportations, inspirée des politiques menées dans le cacao ou l’huile de palme, vise donc à inverser cette dépendance. « L’interdiction constitue une chance de mettre fin à l’exportation illégale massive de noix brutes », affirme Mobola Sagoe, PDG de Shea Origin, une entreprise de cosmétiques basée à Lagos. De son côté, Ali Saidu, directeur général de Salid Agriculture Ltd., estime que ce moratoire lui permettra d’augmenter significativement la production de beurre de karité dans son usine du centre du pays.

Des effets immédiats douloureux

Si le pari industriel séduit, les effets immédiats inquiètent les acteurs du secteur. Les exportateurs, dont l’activité dépend largement des débouchés internationaux, craignent des pertes financières massives. Certains risquent de ne pas honorer leurs contrats signés avec des partenaires étrangers, faute de mesures d’accompagnement.

« L’interdiction va initialement réduire le marché et entraîner une baisse des revenus », avertit Adesuwa Akinboro, directrice nationale de TechnoServe Nigeria, ONG spécialisée dans l’appui aux filières agricoles. Pour elle, six mois représentent une fenêtre trop courte pour observer des effets tangibles sur la transformation locale.

Un pari déjà tenté ailleurs en Afrique de l’Ouest

Le Nigeria n’est pas seul dans ce choix politique. D’autres producteurs ouest-africains, Burkina Faso, Ghana, Mali, Côte d’Ivoire, ont déjà restreint les exportations de noix brutes pour encourager la transformation locale. Mais les résultats sont mitigés : la transition s’avère longue, coûteuse et dépend fortement des investissements industriels.

Au Burkina Faso, premier exportateur africain de beurre de karité, la transformation locale est passée de 10% en 2005 à environ 25% en 2020, selon un rapport de l’USAID. Toutefois, les exportations brutes dominent encore, faute d’infrastructures suffisantes et de financements accessibles aux coopératives féminines.

Le cas ghanéen illustre aussi cette difficulté : malgré une politique incitative depuis 2016, moins de 15% des noix produites sont transformées localement.

Pourquoi est-ce important ?

La décision du Nigeria illustre un enjeu stratégique pour toute l’Afrique de l’Ouest : sortir du piège des exportations brutes pour bâtir des chaînes de valeur locales génératrices d’emplois et de richesses. Le karité, souvent qualifié d’« or des femmes », représente une opportunité unique pour autonomiser économiquement des millions de cueilleuses rurales. Mais pour transformer l’essai, il faudra aller bien au-delà d’un moratoire : investissements massifs dans les usines, accès au crédit, soutien aux coopératives, infrastructures logistiques et stabilité réglementaire.

Dans une région où le karité est une ressource endémique partagée par plus de 20 pays, la coordination régionale sera déterminante. Si Abuja réussit à transformer son avantage comparatif en avantage compétitif, cela pourrait inspirer ses voisins et repositionner l’Afrique de l’Ouest comme un acteur incontournable de la cosmétique et de l’agroalimentaire mondiaux.

Le pari nigérian est risqué, mais il pourrait devenir un précédent historique : transformer une filière féminine ancestrale en un levier industriel moderne au cœur des politiques économiques africaines.

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