9 000 tonnes de pesticides interdits exportées vers l’Afrique, un scandale agricole et sanitaire révélé
Pour les pays africains importateurs, les défis règlementaires sont nombreux (Crédit image : Panos Pictures)
Les points clés :
En 2024, l’Union européenne a autorisé l’exportation de 9 000 tonnes de pesticides interdits sur son propre territoire vers l’Afrique.
Au total, 122 000 tonnes de ces substances ont été notifiées pour l’export vers 93 pays dans le monde.
Le Maroc et l’Afrique du Sud ont reçu à elles seules 60 % du volume africain (3 264 t et 2 153 t).
En septembre 2025, une enquête conjointe de Public Eye (Suisse) et d’Unearthed (Greenpeace UK) a secoué les milieux agricoles, écologiques et diplomatiques : l’Union européenne (UE), tout en interdisant l’usage de certains pesticides sur son propre sol, autorise leur exportation vers des pays africains. Selon leurs investigations, ce ne sont pas quelques kilos, mais des milliers de tonnes ? 9 000 tonnes à destination du continent africain, sur un total annoncé de 122 000 tonnes vers le monde entier. Cette réalité met en lumière une pratique inquiétante de « double standard » : ce qui est jugé trop dangereux pour les populations européennes serait tolérable ailleurs. Les conséquences sanitaires, environnementales et de souveraineté agricole pour les pays africains sont majeures et poussent à une remise en question urgente des régulations mondiales.
L’enquête : méthodologie, résultats chocs et acteurs
L’enquête s’est appuyée sur des centaines de notifications d’exportation déposées auprès de l’Agence européenne des produits chimiques (ECHA) et des autorités nationales, conformément aux obligations de transparence et aux processus de “prior informed consent” (PIC). Les exportateurs doivent notifier à l’avance leur intention d’envoyer des pesticides contenant des substances interdites dans l’UE. (Public Eye : « Sharp rise in EU export trade in banned pesticides »)
En 2024, les données montrent que 122 000 tonnes de pesticides interdits ont été notifiés pour exportation depuis l’UE. Ce chiffre représente une hausse d’environ 50 % par rapport à 2018, où environ 81 600 tonnes avaient été notifiées. Parmi ces volumes, 9 000 tonnes étaient destinées à l’Afrique.
Les principaux pays africains importateurs sont le Maroc (3 264 tonnes) et l’Afrique du Sud (2 153 tonnes), soit près de 60 % des volumes africains combinés. Parmi les substances exportées figure le 1,3-dichloropropène (1,3-D), un pesticide fumigant utilisé pour traiter les sol des cultures maraîchères, classé « probable cancérogène » aux États-Unis, interdit dans l’UE depuis 2007 en raison du risque de contamination des nappes phréatiques et de dommages à la biodiversité.
D’autres substances exportées incluent le mancozeb, glufosinate, neonicotinoïdes (insecticides tueurs d’abeilles), souvent classés comme toxiques pour la reproduction, perturbateurs endocriniens ou toxiques pour les pollinisateurs. Les exportations ne se limitent pas à l’UE : certaines substances sont produites dans des usines affiliées ou via des filiales dans des pays tiers, mais étiquetées comme “made in Europe” en tant que chaînes de conception ou propriété d’entreprises européennes.
Parmi les entreprises activement impliquées figurent Syngenta, BASF, Corteva Agriscience, et des fabricants allemands, suisses et américains. Syngenta, en particulier, est en première ligne dans les volumes de néonicotinoïdes exportés, produits interdits dans l’UE en raison du danger qu’ils représentent pour les pollinisateurs. Lorsque les enquêteurs ont interrogé ces compagnies, celles-ci soulignent que elles respectent les réglementations d’exportation en vigueur, que les pays importateurs valident les conditions d’usage, et que les marchés agricoles diffèrent selon les pays. Ces réponses sont jugées insuffisantes par les ONG, qui dénoncent une logique visant à maximiser les profits aux dépens de la santé humaine et de l’environnement.
Un point notable : les notifications d’exportation ne garantissent pas que les volumes notifiés soient effectivement exportés dans leur intégralité. Certaines entreprises indiquent que les chiffres finaux sont moindres que ceux notifiés. Néanmoins, les notifications restent le seul jeu de données accessible publiquement, donc la meilleure base d’analyse disponible.
Enjeux sanitaires, environnementaux et réglementaires
L’usage continu de pesticides classés comme dangereux pose des risques directs sur la santé des travailleurs agricoles, des populations riveraines, et des consommateurs. On sait que certaines des substances en cause sont liées à des cancers, des troubles de la reproduction, des perturbations hormonales, des effets neurotoxiques et des contaminations des sols et des nappes phréatiques. Le passage de ces produits dans les circuits alimentaires et aquatiques multiplie les voies d’exposition.
L’environnement subit aussi des coups sévères : la biodiversité (pollinisateurs, vers de terre, microorganismes du sol), la qualité de l’eau, les écosystèmes aquatiques sont vulnérables aux retombées chimiques persistantes. Exporter ce qui est interdit chez soi revient à exporter des « zones de sacrifice » pour les pays destinataires.
Sur le plan réglementaire, l’UE s’était engagée, dès 2020 dans sa stratégie chimique, à interdire l’exportation de substances interdites sur son territoire. Mais ces engagements n’ont pas été transformés en texte législatif contraignant, laissant des boucles juridiques ouvertes. En réaction, des coalitions d’ONG (plus de 600 organisations) ont lancé fin juin 2025 une campagne « Return to Sender » pour exiger l’application réelle de ce principe. Plusieurs États membres (France, Belgique) ont adopté ou annoncé des interdictions nationales sur les exportations de ces substances, mais la portée est limitée tant qu’il n’y a pas de directive harmonisée européenne.
Pour les pays africains importateurs, les défis règlementaires sont nombreux : faibles capacités de contrôle, législations insecticides souvent anciennes, ressources limitées pour surveiller les résidus, pour inspecter, pour imposer des normes contraignantes. Ceci crée un environnement propice à ce que les produits les plus toxiques arrivent sans vérification stricte. L’argument de “consentement préalable informé” (PIC) est invoqué pour légitimer ces exportations, mais dans les faits il est souvent formel, peu appliqué dans les réalités locales.
Enfin, cette pratique fragilise la confiance dans la coopération internationale. Quand les marchés européens imposent des normes sévères pour protéger la santé publique, mais acceptent l’export vers d’autres continents de produits jugés inacceptables chez eux, cela suscite des accusations de néocolonialisme réglementaire, d’injustice globale.
Cas africains ouest-africains : le Nigeria, le Ghana, la défiance locale
L’affaire ne concerne pas que le Maroc ou l’Afrique du Sud. En enquêtant, des journalistes ont déjà retracé l’arrivée de pesticides interdits dans des marchés africains, notamment au Nigeria et au Ghana. Par exemple, Jennifer Ugwa a montré que des pesticides interdits en Europe se retrouvent encore dans les circuits nigérians, importés légalement par des filiales ou par des chaînes qui contournent les restrictions. Elle met en évidence le fait que les interdictions européennes n’empêchent pas la production ou l’export vers des pays tiers, particulièrement dans des contextes où les régulations sont plus permissives ou moins contrôlées.
Au Ghana, une partie de l’enquête montre comment des produits chimiques interdits en Europe finissent utilisés dans des plantations d’hévéas ou de cultures maraîchères, parfois avec financement ou soutien institutionnel partiel, mais sans que les consommateurs ou agriculteurs soient pleinement informés des risques.
Dans d’autres pays ouest-africains, des ONG locales alertent sur l’arrivée de pesticides importés illégalement ou par des circuits non contrôlés, souvent vendus dans des marchés ruraux, avec peu d’étiquetage ou de contrôle. Le défi de la traçabilité, de l’information et de la formation des agriculteurs est immense.
Pourquoi est-ce important ?
Parce que ce commerce de pesticides interdits révèle une fracture morale, réglementaire et sanitaire entre le Nord et le Sud. Pour les pays d’Afrique, recevoir des substances jugées toxiques en Europe, c’est assumer des risques sanitaires et environnementaux que les habitants européens ne tolèrent plus sur leur propre sol.
À l’échelle ouest-africaine, l’agriculture est un pilier de l’économie rurale, de la sécurité alimentaire et des revenus des petits producteurs. Si des substances nocives pénètrent dans ces chaînes, les coûts pour la santé, la biodiversité, les sols, les nappes phréatiques deviennent des externalités partagées, sans compensation. Des générations d’agriculteurs risquent d’être exposées à des poisons dont l’usage est toléré simplement parce que les contrôles sont faibles.
Ce scandale affaiblit la crédibilité des institutions de gouvernance chimique internationales, et met en lumière la nécessité pour les pays africains de renforcer leur surveillance, de refuser les importations de pesticides trop dangereux, d’adopter des alternatives (agroécologie, lutte intégrée), et de négocier collectivement des normes régionales. Si l’UEMOA, la CEDEAO ou des coalitions africaines parviennent à imposer des interdictions locales ou nationales sur des substances particulièrement dangereuses, elles pourraient inverser ce rapport de forces.
Enfin, ce commerce toxique met en lumière un dilemme fondamental : l’accès aux technologies agricoles ne peut se faire au prix de la santé ou de l’environnement. Les partenariats Nord-Sud devront être redéfinis selon des principes de responsabilité, justice et sécurité. Les pays ouest-africains doivent se doter de capacités réglementaires fortes, de laboratoires, de monitoring, de jurisprudences, pour ne pas devenir des “poubelles chimiques” du monde. Ce dossier illustre que la souveraineté sanitaire est une pierre angulaire de la souveraineté agricole.