Réforme fiscale au Sénégal : la taxe “Mobile Money”, un pari risqué ?
Les points clés :
Depuis octobre 2025, le Sénégal applique une taxe de 0,5 % sur les paiements électroniques et transferts via Mobile Money, plafonnée à 2 000 F CFA, afin de mobiliser environ 230 à 350 milliards F CFA sur trois ans.
Le Mobile Money représente un pilier central de l’inclusion financière sénégalaise, avec entre 90 % et 95 % des adultes détenteurs d’un portefeuille électronique, et des volumes de transactions estimés à environ 15 300 milliards F CFA en 2025.
Mais l’expérience des pays voisins (Tanzanie, Ghana…) montre que taxer les transactions peut provoquer un retour massif au cash, fragiliser l’économie informelle, redistribuer les revenus, et rendre incertaines les recettes escomptées.
À la rentrée 2025, le Parlement sénégalais a adopté la loi n° 2025-17 (27 septembre 2025), modifiant le Code général des Impôts pour instaurer une taxe sur les transactions numériques. Concrètement, un prélèvement obligatoire de 0,5 % est appliqué à chaque paiement reçu par un commerçant via une solution électronique, et également à chaque transfert d’argent quel qu’en soit le canal, mobile money, services de paiement, cartes bancaires, etc. Cette taxe est plafonnée à 2 000 F CFA par transaction.
La réforme vise à alimenter le Plan de redressement économique et social 2025-2028, dans le cadre de l’initiative “Sénégal 2050”, en mobilisant des ressources internes plutôt que d’accroître l’endettement public, à un moment où la dette souveraine du pays dépasse les 100 % du PIB.
Selon le gouvernement, la taxe pourrait rapporter entre 230 et 350 milliards F CFA sur trois ans, une somme jugée déterminante pour financer les priorités sociales et de relance.
Mobile Money : un acquis fragile mais central
Le recours au Mobile Money au Sénégal dépasse largement le simple usage d’un service de paiement. Depuis une décennie, il a transformé les flux financiers, démocratisé l’accès aux services monétaires, permis l’inclusion de millions de personnes jusque-là exclues du système bancaire traditionnel.
Selon les observateurs, plus de 90 à 95 % des adultes sénégalais détiennent un portefeuille électronique, tandis que le taux de bancarisation reste beaucoup plus faible. En 2025, les plateformes de Mobile Money auraient traité des transactions d’un montant total d’environ 15 300 milliards F CFA.
Ces services ne concernent pas seulement les transferts d’argent entre particuliers : ce sont des outils essentiels pour les commerces informels, les PME, les paiements de factures, les remises d’argent, les micro-transactions quotidiennes. Le Mobile Money a ainsi contribué à la formalisation partielle de l’économie, à la réduction du cash-handling, et à l’amélioration des performances du secteur informel.
Au-delà, selon des analyses régionales de l’GSMA, le mobile money contribue significativement à la croissance économique : dans les pays fortement digitalisés, ce canal pourrait représenter plus de 5 % du PIB.
Les premiers signaux d’alarme : crainte d’un recul, retour au cash, baisse des volumes
La nouvelle taxe suscite des réactions de rejet parmi les opérateurs économiques, les acteurs des TIC, les commerçants, et les consommateurs. Pour beaucoup, c’est un retour en arrière, une charge supplémentaire sur des transactions quotidiennes, qui risque de renchérir le coût de la vie.
L’UNCS (Union nationale des consommateurs du Sénégal) alerte sur l’impact social : la taxe touche d’abord les plus vulnérables, les plus modestes, ceux qui utilisent le Mobile Money pour de petits montants, des transferts familiaux, des paiements simples. Pour eux, la taxe crée un déséquilibre, alourdit les charges, fragilise le pouvoir d’achat.
Des observateurs tirent les leçons de précédents similaires en Afrique. Dans des pays comme la Tanzanie, l’introduction d’une taxe sur les transferts d’argent mobile a provoqué une chute des volumes : environ –38 % dans les mois suivant l’instauration. Au Ghana, l’“e-levy” de 2022 a entraîné une régression importante des usages, incitant un grand nombre à revenir aux paiements en espèces.
Ce phénomène s’explique par la logique simple : quand chaque transaction coûte, les usagers évitent les petits paiements, repoussent les transferts, reviennent au cash, ce qui fragilise la dynamique d’inclusion financière, rend l’argent moins traçable, et affaiblit le cercle vertueux créé par le digital.
Les contradictions d’un choix fiscal dans un contexte d’intégration et de modernisation
La décision sénégalaise intervient alors même que la région de l’UEMOA s’engage vers plus d’intégration financière, notamment avec le lancement de la plateforme interopérable de paiement instantané PI‑SPI. Ce système, porté par la BCEAO, vise à fluidifier les paiements entre pays membres, faciliter le commerce, les transferts, la mobilité des capitaux.
Imposer une taxe sur chaque transaction numérique risque de contredire cet élan : la hausse du coût des paiements pourrait freiner l’adoption des services interopérables, décourager les usagers, et ralentir l’harmonisation financière régionale.
De plus, le pari fiscal est incertain : dans plusieurs pays, les recettes attendues ont déçu, faute de volumes compensatoires. Un rapport de l’industrie du mobile money souligne que taxer les transactions, et non les revenus des opérateurs, revient à taxer les citoyens directement, réduisant la viabilité du secteur, l’inclusion, et la croissance.
Ainsi, la réforme risque d’affaiblir un des rares moteurs de formalisation économique, de transparence, d’inclusion sociale, et de développement que le Sénégal possède.
Pourquoi est-ce important ?
La réforme fiscale du Sénégal ne se limite pas à un simple ajustement budgétaire : elle soulève des enjeux de long terme pour l’économie numérique, la finance inclusive, l’informel, la gouvernance, et la trajectoire de développement du pays et, plus largement, de la région ouest-africaine.
D’abord, parce que le Mobile Money est devenu un pilier central de l’inclusion financière : millions d’utilisateurs, économies informelles, transferts, micro-entrepreneuriat, petites entreprises, paiements quotidiens. Taxer ce canal risque de freiner la bancarisation, d’enterrer des décennies de progrès, de relancer l’usage du cash, moins traçable, plus vulnérable aux fraudes, moins transparent.
Ensuite, parce qu’un recul du digital compromet la modernisation de l’économie : moins d’accès aux services financiers, moins d’habilitation numérique, moins de capacités pour les start-ups, PME, fintechs, pour l’e-commerce, pour l’économie digitale naissante.
Troisièmement, parce que cela complexifie l’objectif d’intégration régionale, des initiatives comme PI-SPI, qui visent à créer un espace de paiements interopérables et fluides, perdent de leur sens si chaque transaction est taxée. Cela pourrait rendre l’UEMOA moins attractive, moins compétitive, moins intégrée.
Enfin, parce que le choix fiscal pourrait se révéler contre-productif : si les volumes chutent, les recettes aussi. Les États qui parient sur les taxes sur les transactions risquent de sacrifier l’accès, l’innovation, l’inclusion, au profit d’un gain ponctuel, sans garantie de pérennité.
Le cas sénégalais sert d’alerte pour toute l’Afrique de l’Ouest : la tentation de “taxer le numérique” doit être maniée avec prudence, en tenant compte des dynamiques sociales, économiques, technologiques, et de l’impact sur les populations les plus fragiles.