Nigeria : Dangote relance les ventes en naira, conditions et limites d’une reprise au cœur de la crise monétaire

Une reprise fragile (Crédit image : Bloomberg)


Les points clés :

  • Dangote reprend la vente de carburant en naira après une suspension causée par des ruptures d’approvisionnement en brut.

  • Le mécanisme « pétrole contre naira » demeure au centre de la stratégie d’équilibrage monétaire, mais reste soumis à de fortes tensions.

  • La reprise locale soulage les distributeurs, mais la dépendance aux allocations de NNPC continue de fragiliser le système.


La raffinerie Dangote du Nigeria, à la suite d’une courte interruption, a officiellement repris la vente de carburant libellée en naira, selon un avis adressé à ses clients. Cette reprise intervient après des jours d’inquiétude quant à l’approvisionnement en carburant domestique, dans un contexte où la stabilité monétaire nigériane est déjà mise à rude épreuve.
La suspension, expliquée par des difficultés à sécuriser les volumes de brut dans le cadre de l’accord « pétrole contre naira » entre la raffinerie et la NNPC (Nigerian National Petroleum Company), avait ravivé les craintes d’une nouvelle flambée des prix à la pompe et d’une intensification des pressions sur la devise locale.

Dans ce panorama tendu, cette relance apparaît comme un geste de stabilité, mais elle ne résout pas les fragilités fondamentales du dispositif de troc monétaire et de l’approvisionnement. Cet article explore les mécanismes en jeu, les enjeux sous-jacents, les risques persistants et ce que cette crise révèle des défis structurels du Nigeria et, plus largement, de l’économie ouest-africaine.

Le mécanisme « pétrole contre naira » : principe, promesses et limites

Le mécanisme de troc dit « pétrole contre naira » repose sur une logique claire : l’État, via la NNPC, fournit du brut aux raffineries locales, qui en retour s’engagent à vendre le produit raffiné sur le marché intérieur en naira, évitant ainsi que les distributeurs ne recourent systématiquement aux dollars pour s’approvisionner. Ce système vise à alléger la pression sur les réserves de change, à favoriser l’utilisation de la monnaie locale et à améliorer la sécurité énergétique.

Pour Dangote, c’est un instrument stratégique : recevoir du brut dans la même monnaie que celle des ventes minimise le déséquilibre coût/revenu lié aux fluctuations du taux de change. Toutefois, la faisabilité de ce mécanisme dépend entièrement des capacités de la NNPC à fournir des volumes réguliers et suffisants de brut dans les conditions convenues.

Une exécution fragile

Selon un article de The Nation Nigeria, la politique « naira-for-crude » a été introduite en octobre 2024 pour une durée initiale de six mois. À cette date, la NNPC affirmait avoir fourni plus de 48 millions de barils à Dangote dans ce cadre. Cependant, les retards et manques dans les allocations brut ont rapidement fragilisé le fonctionnement du dispositif.

Analystes et observateurs s’accordent à dire que cette politique est une arme à double tranchant : si elle renforce théoriquement le naira et soutient la demande intérieure de carburant, elle expose les raffineries à des ruptures si les allocations ne suivent pas. Une note d’analyse sur BusinessDay souligne que l’instabilité du naira, d’une part, et le besoin pour les raffineurs de disposer d’un prix du brut transparent et bien fixé en naira de l’autre côté, rendent le système délicat à maintenir dans la pratique.

Par ailleurs, le régime tarifaire appliqué aux livraisons en naira doit être équitable et cohérent, faute de quoi des distorsions de marché et des comportements opportunistes pourraient émerger, minant la confiance des acteurs.

La suspension précédente et ses enseignements

Ce n’est pas la première fois que Dangote doit faire face à une suspension des ventes en naira. En mars 2025, la raffinerie avait déjà annoncé un arrêt temporaire, invoquant un « déséquilibre entre nos recettes en naira et nos obligations d’achat de brut en dollars ». À cette époque, le déséquilibre monétaire avait appuyé l’argument selon lequel les ventes en naira dépassaient les allocations brut reçues, forçant Dangote à renégocier les termes du contrat.

La suspension récente, même si plus courte, suit le même schéma : Dangote a indiqué que ses ventes excédaient ses allocations naira-brut, ce qui le rendait incapable de soutenir plus longtemps les ventes dans cette devise.

Ces épisodes répétés montrent que le mécanisme n’est pas encore soutenable en l’état tant que la chaîne d’approvisionnement en brut n’est pas garantie, et tant que le Nigeria ne stabilise pas davantage ses flux de devises.

La reprise des ventes en naira : signaux, conditions et fragilités

Le 28 septembre 2025, Dangote a annoncé la reprise des ventes en naira après « l’intervention du président du comité technique Naira-for-Crude ». Le mémorandum aux clients stipule que les commandes en naira peuvent reprendre, avec options de retrait en libre-service ou livraison gratuite aux sites désignés. Cette relance est perçue comme un compromis politique et technique pour calmer les tensions de marché et rassurer les distributeurs.

Dans les médias nigérians, on évoque une dernière minute d’intervention gouvernementale et de médiation pour débloquer les contraintes internes et permettre le retour à des transactions locales. Toutefois, cette reprise paraît plus symbolique qu’une solution structurelle : les causes de la suspension n’ont pas été toutes résorbées, et la vulnérabilité persiste.

Conditions et limites de la reprise

Pour que la reprise soit durable, plusieurs conditions doivent être satisfaites simultanément. Premièrement, la NNPC doit garantir des affectations stables de brut, dans des volumes compatibles avec la demande de Dangote, sans retards. Deuxièmement, le prix de transfert du brut libellé en naira doit être fixé de manière transparente et équitable, absorbant à la fois le risque de change et les coûts logistiques. Troisièmement, Dangote doit pouvoir ajuster ses coûts opérationnels (maintenance, renouvellement, logistique) même si la monnaie se déprécie.

Par ailleurs, la raffinerie doit faire face à des pannes techniques. Fin août 2025, le catalyseur de l’unité de craquage (RFCCU) est tombé en panne, obligeant une mise à l’arrêt pour réparations sur plusieurs semaines. Ces interruptions pèsent sur la disponibilité de carburant, fragilisant l’équilibre entre offre et demande.

Il convient aussi de rappeler que Dangote commence déjà à exporter des volumes de carburant raffinés, y compris vers les États-Unis, ce qui peut inciter à prioriser des marchés rémunérateurs en devises par rapport au marché domestique en naira. Cette sortie vers l’export souligne que la raffinerie n’est pas uniquement un fournisseur domestique, mais un acteur global dans le marché des produits pétroliers.

La décision de suspendre puis de reprendre les ventes en naira révèle que le Nigeria est à la croisée des chemins entre souveraineté monétaire et contraintes de marché.

Pression accrue sur les devises et volatilité du naira

Lorsque les ventes en naira sont suspendues, les distributeurs doivent recourir aux devises pour importer ou s’approvisionner sur les marchés internationaux. Cela accroît la demande de dollars, aggravant la pression sur les réserves de change. La reprise locale limite ce choc, mais la menace de nouvelles interruptions laisse planer une incertitude permanente.

Cette exigence de stabilité des devises est d’autant plus cruciale que l’économie nigériane fait face à une inflation élevée, à des déficits persistants et à une dépendance aux importations énergétiques.

Risque inflationniste et propagation des coûts

Le carburant est un intrant majeur dans de nombreuses filières : transport, production industrielle, logistique, agriculture. Si le prix à la pompe doit être ajusté à la hausse pour absorber la variation de change ou les surcoûts, l’inflation se répercute à tous les niveaux de la chaine de valeur. Plusieurs analystes estiment qu’une poussée du prix du carburant peut entraîner une inflation secondaire de 10 à 30 %, selon le degré de dépendance au transport.

La relance des ventes en naira offre une respiration, mais si elle doit être remise en cause, la remontée des prix se fera sentir plus violemment dans un contexte où le pouvoir d’achat est déjà sous tension.

Crédibilité institutionnelle et attractivité des investissements

La répétition des suspensions, les tensions entre Dangote, la NNPC et le comité technique, les conflits sociaux (licenciements massifs annoncés, ordre de rupture des approvisionnements par les syndicats) rendent le climat d’affaires plus risqué. Le Petroleum and Natural Gas Senior Staff Association (PENGASSAN) a demandé une coupure de fourniture au site de la raffinerie en réponse aux licenciements, ce qui menace l’approvisionnement même si les ventes en naira sont relancées.

Pour les investisseurs étrangers ou nationaux, l’incertitude autour de ces accords, l’instabilité du cadre réglementaire ou monétaire, et le risque de subordination politique peuvent être dissuasifs. Une raffinerie d’envergure mondiale, comme celle de Dangote, doit inspirer confiance dans sa continuité opérationnelle.

Partage entre marché intérieur et marchés externes

Le dilemme stratégique pour Dangote est clair : vendre en naira sur le marché domestique (avec marges plus faibles, risques monétaires) ou privilégier les marchés exportateurs en devises, plus rémunérateurs et stabilisants pour ses revenus. Si les exportations deviennent prioritaires, cela pourrait restreindre encore l’offre intérieure, fragilisant l’équilibre du marché local. Le passage à des clients payant en devises pourrait créer une concurrence entre marchés intérieur et extérieur.

Pourquoi est-ce important ?

La relance des ventes en naira par Dangote est plus qu’un simple ajustement commercial : c’est la manifestation d’un dilemme structurel au cœur de l’économie nigériane — et d’un défi pour toute l’Afrique de l’Ouest.
Pour le Nigeria, cette séquence met en lumière la fragilité de tout mécanisme de stabilité monétaire attaché à la carte du pétrole domestique. Tant que l’approvisionnement brut n’est pas assuré de façon fiable, les compromis sont temporaires. Le pays doit trouver une voie de consolidation des change, accroître ses capacités de production et améliorer la gouvernance du secteur pétrolier.

Au plan régional, le Nigeria est un pilier. Les fluctuations de son marché énergétique provoquent des effets de contagion : les échanges de carburant, les flux de devises, la confiance des investisseurs dans la sous-région peuvent être bouleversés. Pour les nations frontalières dépendant des corridors nigérians, un déséquilibre au Nigeria peut signifier pénurie, inflation importée, ou arbitrages monétaires.

Enfin, cette crise rappelle que les grands projets comme la raffinerie Dangote ne sont pas seulement des prouesses techniques, mais des nœuds stratégiques qui mêlent politique, monétaire, industrie, distribution et diplomatie économique. Dans un contexte de concurrence accrue entre pays africains pour attirer investissements, ces équilibres subtils feront la différence entre succès durable et désillusions structurales.

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