Nigeria : la raffinerie Dangote suspend ses ventes en naira et secoue tout le marché pétrolier


Les points clés :

  • Le raffineur Dangote suspend ses ventes d’essence en naira, invoquant l’épuisement de ses quotas de brut libellés en monnaie locale.

  • Cette décision aggrave la pression sur le naira et risque d’entraîner une révision des stratégies d’approvisionnement des distributeurs, avec une possible hausse des prix.

  • Elle révèle la tension permanente entre les ambitions de souveraineté énergétique du Nigeria et la fragilité de son système monétaire et budgétaire

La récente annonce de Dangote Petroleum Refinery & Petrochemicals selon laquelle elle ne pourrait plus « maintenir les ventes de carburant en naira » à compter du 28 septembre 2025 vient secouer le marché pétrolier nigérian. Le groupe affirme avoir « épuisé ses quotas de brut libellés en monnaie nationale », rendant tout échange en naira désormais impraticable selon son mémoire à ses clients. Pour ceux ayant déjà engagé des transactions en naira, la raffinerie propose un mécanisme de remboursement, mais sans donner de calendrier précis pour un retour possible aux ventes en monnaie locale.

Cette décision intervient dans un paysage déjà instable : le Nigeria, premier producteur de pétrole d’Afrique, est confronté à une inflation élevée, à une forte pression sur le naira et à une dépendance quasi permanente aux importations d’essence faute de raffineries domestiques pleinement opérationnelles. Le chantier de la raffinerie de Dangote avait été salué comme un pas vers une plus grande souveraineté énergétique, mais cette suspension montre que la route est encore semée d’embûches.

Le mécanisme du « crude-for-naira » et ses limites

L’élément clé à comprendre réside dans le mécanisme de « crude-for-naira » : l’idée selon laquelle l’État ou la compagnie pétrolière nationale (NNPC, Nigerian National Petroleum Company) allouerait du brut payables en naira aux raffineries nationales, afin de limiter la dépendance aux devises étrangères pour le raffinage local. Ce dispositif vise à soutenir la demande en monnaie locale et à réduire la pression sur les réserves de change.

Cependant, Dangote affirme que ses ventes en naira ont excédé les allocations de brut qu’elle recevait dans cette devise, provoquant un déséquilibre insoutenable entre ses coûts (majoritairement en dollars) et ses recettes. Le mémoire indique : « nous avons vendu des produits au-delà de nos allocations naira-brut ; par conséquent, nous sommes dans l’impossibilité de soutenir les ventes en naira ».

Ce n’est pas la première fois que la raffinerie opte pour une suspension de ce type. En mars 2025 déjà, Dangote avait temporairement arrêté les ventes en naira pour rétablir l’équilibre financier. La décision actuelle marque un second épisode similaire, avec potentiellement des conséquences plus lourdes dans un contexte monétaire plus tendu.

Pressions sur le naira, inflation et coût des importations

Le Nigeria subit depuis des mois une pression constante sur sa monnaie locale. La dévaluation du naira, déjà engagée à plusieurs reprises, a augmenté le coût des intrants importés (notamment du brut, des équipements, des pièces de rechange) pour les opérateurs du secteur énergétique. En conséquence, l’écart entre les recettes en naira et les coûts en dollars devient difficile à combler. Le secteur des biens de consommation a déjà souffert : les coûts opérationnels de certaines grandes entreprises cotées ont grimpé de 67 % en un an, et leurs charges financières ont explosé.

Par ailleurs, la suppression des subventions sur les carburants, déjà amorcée par le gouvernement, a rendu les prix à la pompe plus sensibles aux différences de change. La simulation d’une hausse de 134 % du prix du carburant mettait en lumière une inflation durable, urbaine comme rurale, pouvant s’étendre sur plusieurs mois.

Autre dimension : les recettes du gouvernement dépendant fortement des redevances pétrolières, des droits à l’exportation et des impôts liés aux exportations, la faiblesse du naira pénalise la conversion de ces recettes en monnaie locale. Une dévaluation maîtrisée améliore mécaniquement la valeur des revenus en dollars convertis en naira, mais à un seuil, elle peut générer des distorsions inflationnistes sévères.

Arbitrages entre marché domestique et exportation

Dangote, en tant que grande entité à l’échelle africaine, n’a pas que des engagements domestiques. Le raffinage génère aussi des produits destinés à l’export (gasoil, kérosène, naphta). Face à une rentabilité plus élevée en devises étrangères, il peut être plus lucratif de privilégier des clients payant en dollars plutôt que de s’astreindre à des quotas en naira. Cette tension entre mission nationale et impératifs commerciaux se joue en arrière-plan : certains observateurs estiment que l’équilibre entre activités locales et exportations est délicat à maintenir dans le contexte actuel.

En bref, Dangote est contraint de choisir : ou bien maintenir un soutien monétaire (et absorber des pertes), ou bien réaligner ses ventes sur des clients en devises et exiger des paiements en dollar.

Réactions immédiates et contexte opérationnel

Selon le mémoire adressé aux clients, la suspension prend effet le 28 septembre. Ceux ayant déjà payé en naira sont encouragés à déposer formellement leur demande de remboursement. Mais la notice s’abstient de donner une date précise pour le rétablissement des ventes en naira.

Les distributeurs (marketers) sont pris dans une posture délicate : s’ils ne peuvent plus acheter en naira, ils devront recourir aux devises étrangères pour leurs approvisionnements, un bouleversement du modèle précédent. Déjà, certains rapportent qu’ils prévoient d’augmenter les prix finaux à la pompe pour compenser le coût du dollar plus élevé.

Intervention gouvernementale et reprise annoncée

La suspension n’a pas duré longtemps dans les faits. À la suite de l’intervention du Naira-for-Crude Technical Committee, Dangote a annoncé la reprise immédiate des ventes en naira, en demandant aux clients de reprendre les commandes projetées dans la monnaie locale.

Cette volte-face montre que la décision de suspendre les ventes en naira avait également une dimension politique et pression publique. Le gouvernement, conscient du risque d’impopularité, a agi pour éviter une crise provoquée par une crise d’approvisionnement en carburant ou une envolée des prix. Cependant, la fragilité de cette reprise laisse planer l’incertitude.

Tensions sociales et revendications des travailleurs

Autre ingrédient du cocktail : un conflit avec les syndicats du secteur pétrolier. Le Petroleum and Natural Gas Senior Staff Association of Nigeria (PENGASSAN) a appelé à couper l’approvisionnement en gaz et en pétrole vers la raffinerie, en réaction aux licenciements massifs effectués par Dangote (accusant l’entreprise de remplacer des travailleurs nigérians par des étrangers). Cette demande de coupure menace l’approvisionnement même en amont.

L’issue de cette confrontation entre direction d’entreprise, gouvernement et syndicats aura un impact direct sur la capacité de la raffinerie à maintenir ses activités. Le contexte est tendu, et le risque de paralysie partielle plane.

Conséquences sur le plan macroéconomique et sectoriel

Si les ventes en naira deviennent incertaines, les opérateurs du secteur carburant devront recourir aux devises pour acheter le produit brut ou les intrants nécessaires. Cela alourdit la demande de dollars, dans un contexte déjà tendu pour les réserves de change.

L’effet combiné d’une demande accrue de devises et d’une offre domestique plus incertaine pourrait accentuer la volatilité du taux de change du naira. Cela exposerait davantage le pays aux effets pervers d’une spirale de dépréciation-inflation.

Risque d’inflation, surcoûts et impact sur la consommation

Le carburant reste un coût central pour le transport, la logistique et la production industrielle. Si pour des raisons de change, le prix à la pompe doit être indexé plus fortement sur le dollar, cela engendrera une nouvelle poussée inflationniste, particulièrement dans les secteurs en tête de chaîne, comme l’alimentation, le transport ou l’énergie.

Des études estiment qu’une hausse significative du prix du carburant peut générer des hausses durables d’inflation jusqu’à 20–30 % selon le degré de dépendance aux intrants énergétiques. Le Nigeria lui-même a expérimenté ceci lors de la suppression des subventions.

À titre d’illustration, la suppression des subventions avait déjà provoqué un bond du prix du carburant de N198 à N1 100 par litre en 2024 (soit une multiplication par ~5) selon un rapport du site officiel de commerce et industries du Nigeria.

Distorsions sur le marché de la distribution et des marges

Les distributeurs–marketers, traditionnellement capables de se financer en naira, pourraient désormais pâtir d’un double coût : celui de l’achat en devises (plus cher) et d’un refinancement sur le marché monétaire plus onéreux. Certains seront forcés de réduire leurs marges, d’autres de répercuter les coûts sur les consommateurs.

Ce phénomène pourrait entraîner une consolidation du secteur : les acteurs les plus solides financièrement pourront absorber le choc, les plus faibles pourraient disparaître ou fusionner.

Impact sur les investissements, la confiance et le secteur énergétique

L’incertitude autour du cadre monétaire et des engagements du gouvernement fragilise la confiance des investisseurs dans le secteur des hydrocarbures au Nigeria. L’un des objectifs de la création de la raffinerie Dangote était d’attirer des investissements privés dans la chaîne valeur locale. Mais la multiplication des aléas (monétaires, réglementaires, syndicaux) rend ce pari risqué.

Plus largement, cette crise révèle le défi permanent que représente l’articulation entre logique de marché (rentabilité, exportations) et mission nationale (sécurité énergétique, stabilité des prix).

Le Nigeria face à ses propres précédents

L’expérience n’est pas sans précédent au Nigeria. En mars 2025, Dangote avait déjà suspendu les ventes en naira dans des conditions similaires, avec retour partiel après renégociations.  Ce mouvement répétitif laisse penser que le dispositif actuel n’est pas durable en l’état, et que la balance entre structure de coûts et recettes est mal calibrée.

Le rôle des fluctuations du naira

La trajectoire du naira a été marquée par des épisodes de dévaluation brutale : entre juin 2023 et janvier 2024, certains rapports évoquent un passage de N450 à N1 600 pour un dollar dans certains segments du marché parallèle, bien que ces chiffres varient suivant les sources.  Une monnaie affaiblie réduit le coût réel des exportations mais accroît le coût des intrants importés, imposant un arbitrage délicat entre compétitivité externe et stabilité intérieure.

Certains analystes estiment que la dévaluation du naira a permis d’améliorer la balance des paiements nigériane, avec des réserves de change dépassant les 40 milliards de dollars à un moment donné.  Mais cette performance est fragile face aux chocs extérieurs.

Le secteur de la grande consommation : un indicateur révélateur

Les entreprises de consumer goods (biens de consommation) au Nigeria donnent une lecture particulièrement crue de la pression monétaire. Entre le premier semestre 2023 et la même période en 2024, leurs coûts opérationnels sont passés de 952,32 milliards de nairas à 1 580 milliards (augmentation de ~67 %) ; leurs charges financières nettes ont littéralement explosé, passant de 32,18 milliards à 465,11 milliards sur un trimestre, une hausse d’environ 1 345 %.  Cela reflète le poids du surcoût du financement et de l’importation dans un contexte de change instable.

Leçons régionales : vers une contagion ou une redéfinition ?

La situation nigériane ne peut pas être isolée du contexte ouest-africain. Les pays voisins peuvent subir des effets de contrecoup, par exemple, via les échanges de carburants entre Nigeria et ses voisins, les flux de change ou la pression sur les monnaies locales qui suivent la trajectoire du naira.

Si le Nigeria renforce ses importations en devises pour son marché local, les pays frontaliers pourraient être tentés de renforcer leurs propres capacités ou d’imposer des barrières pour protéger leurs monnaies. En parallèle, les investisseurs souhaitant diversifier leurs risques pourraient reconsidérer l’attrait de la région.

Pourquoi est-ce important ?

La décision de Dangote de suspendre (puis brièvement reprendre) les ventes de carburant en naira dépasse largement le cadre d’une opération commerciale. Elle incarne une intersection critique entre trois piliers de la gouvernance macroéconomique : la souveraineté énergétique, la stabilité monétaire et la crédibilité institutionnelle.

Pour le Nigeria, l’enjeu est double. Premièrement, cette crise révèle que l’architecture monétaire nationale n’est pas suffisamment robuste pour absorber les chocs liés à l’import-export d’or noir. Deuxièmement, elle expose les tensions latentes entre les impératifs du marché (rendement, export) et les logiques d’intérêt public (accès local, maîtrise des prix). En cas d’érosion de la confiance, on court le risque d’une fuite des capitaux ou d’un désengagement des investisseurs sensibles au risque monétaire.

Sur le plan régional, une telle fragilité dans la plus grande économie ouest-africaine a des effets domino. Les pays importateurs de carburants ou dépendants des corridors commerciaux avec le Nigeria pourraient subir une inflation importée, des pressions sur leurs monnaies ou des ruptures d’approvisionnement. Dans un contexte déjà marqué par la volatilité sur les monnaies ouest-africaines (CFA, cedi, cfa B, etc.), cela peut accentuer les déséquilibres.

Enfin, pour un pays comme le Togo ou d’autres économies de la sous-région, l’enseignement est clair : la maîtrise de la chaîne valeur locale (production, raffinage, logistique) ne peut être dissociée d’une stratégie monétaire cohérente, stable et crédible. Le défi est de concevoir des mécanismes de transition énergétique et monétaire qui ne plongent pas la population dans le chaos des prix tout en maintenant l’attractivité pour les investisseurs. C’est dans cette tension difficile que l’avenir économique ouest-africain se joue.

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