10 milliards de dollars de commerce alimentaire ouest-africain ignorés
Crédits : WFP/Arete/Adetona Omokanye | Droits d'auteur : WFP/Arete/Adetona Omokanye
Les points clés :
Le commerce alimentaire intra-régional ouest-africain atteint 10 milliards $, soit 6 fois les montants officiels.
85 % des échanges échappent aux circuits formels ; racines, tubercules et céréales sont particulièrement invisibles.
Ce commerce informel alimente la sécurité alimentaire, génère de l'emploi, mais souffre d'un manque criant de données fiables.
Une récente étude du CSAO-OCDE révèle une vérité surprenante : le commerce alimentaire intra-ouest-africain, officiellement estimé à 3 milliards $, serait en réalité proche de 10 milliards $ par an, une part majoritairement non déclarée . Ces échanges informels – souvent constitués de manioc, igname, céréales, fruits et viande – échappent aux douanes, bien que cruciaux pour les agriculteurs et petits commerçants.
Par exemple, 95 % du manioc, 84 % des céréales et 62 % des fruits échappent aux statistiques officielles. Ce commerce informel constitue une source essentielle de revenus et d’adaptation pour des millions de familles .
Entre résilience alimentaire et failles statistiques
Dans un contexte de vulnérabilité alimentaire chronique dans plusieurs pays d’Afrique de l’Ouest, le commerce informel joue un rôle fondamental mais largement sous-estimé dans la résilience des populations. Grâce à sa souplesse, sa rapidité d’adaptation et sa proximité avec les réalités rurales, il permet à des millions de familles de se nourrir et de générer des revenus, là où les circuits formels échouent à répondre aux besoins de base.
Les commerçants informels, majoritairement des femmes et des jeunes, assurent la circulation des vivres essentiels comme le mil, le sorgho, l’igname ou encore la volaille à travers les frontières sans s’encombrer des tracasseries administratives ou douanières. Leur rôle est d’autant plus crucial en période de crise : lors des sécheresses, des conflits ou de la fermeture temporaire des marchés formels (comme pendant la pandémie de Covid-19), ces réseaux ont souvent permis d’éviter des ruptures d’approvisionnement catastrophiques dans les zones enclavées.
Cependant, cette résilience « par le bas » se heurte à un mur d’invisibilité statistique. Les systèmes nationaux de collecte de données agricoles et commerciales, souvent peu financés et inadaptés, peinent à capturer ces flux non déclarés. En conséquence, les chiffres utilisés pour planifier les politiques agricoles ou les stratégies de sécurité alimentaire sont largement biaisés, voire trompeurs. Cela génère une méconnaissance des besoins réels des populations, des priorités logistiques et des flux économiques majeurs.
Le paradoxe est frappant : plus de 80 % des flux de produits alimentaires régionaux échappent à toute forme de comptabilité publique, alors même qu’ils structurent les relations entre zones de production et zones de consommation. Cette invisibilité contribue également à marginaliser les acteurs du commerce informel dans les stratégies de développement régional, les excluant des plans d’appui, des investissements et des innovations.
Néanmoins, l’absence de chiffres fiables empêche une allocation optimale des infrastructures (routes, marchés), fausse les politiques agricoles et fragilise la sécurité alimentaire .
Les conséquences pour les politiques et la croissance
L’incapacité à mesurer correctement les échanges intra-régionaux alimentaires a de lourdes répercussions sur les politiques publiques et la croissance économique. D’abord, elle fausse les prévisions agricoles et alimentaires : les États basent leurs politiques de subvention, d’importation ou de stockage sur des données partielles, souvent en décalage avec la réalité du terrain. Cela peut entraîner soit une surproduction non écoulée, soit des pénuries alimentaires évitables dans certaines régions.
Ensuite, cette ignorance structurelle compromet les efforts d’intégration régionale. La CEDEAO, en promouvant la libre circulation des biens et des personnes, peine à suivre et encadrer des échanges qu’elle ne mesure pas. Faute de données harmonisées et fiables, les corridors commerciaux sont mal cartographiés, les investissements transfrontaliers déséquilibrés, et les négociations sur les politiques tarifaires basées sur des approximations.
Sur le plan économique, le commerce informel échappe à la fiscalité, ce qui prive les États de recettes potentiellement importantes. Cela alimente une perception biaisée : l’informel est vu comme une zone grise à « éliminer » plutôt qu’un secteur à structurer. Or, une fiscalisation brutale ou une répression sans alternatives risque surtout de briser les moyens de subsistance de millions de petits commerçants sans pour autant améliorer la gouvernance économique.
De plus, les politiques d’infrastructures – routes, marchés agricoles, entrepôts – sont souvent mal planifiées, car fondées sur des flux théoriques ou déclarés. Des axes majeurs de transport de denrées alimentaires échappent aux investissements, tandis que d'autres, surévalués, sont suréquipés. Cela ralentit la fluidité des échanges, accroît les pertes post-récolte et limite les marges bénéficiaires des producteurs.
Enfin, sur le plan social, l’invisibilisation de ce commerce empêche la reconnaissance du rôle des femmes dans l’économie alimentaire régionale. Or, dans de nombreux pays ouest-africains, ce sont elles qui assurent la majorité des transactions transfrontalières de vivres et garantissent la continuité des circuits courts et régionaux d’alimentation. Les ignorer revient à invisibiliser un pilier de la résilience communautaire.
Solutions : mesurer, accompagner, structurer
Face à l’ampleur et à la complexité du commerce alimentaire informel, la solution ne réside pas dans sa suppression mais dans sa reconnaissance progressive, sa structuration intelligente et son accompagnement inclusif.
a. Mieux mesurer pour mieux agir
La première étape est celle de la mesure fine et régulière des flux informels. Cela implique le renforcement des capacités nationales de collecte de données, en y intégrant les organisations paysannes, les syndicats de commerçants, les ONG et les autorités locales. Des outils innovants sont déjà testés : enquêtes participatives, cartographie numérique via smartphone, suivi GPS des flux transfrontaliers, capteurs de mouvement aux points de passage informels.
L’objectif est de créer une base de données fiable et continue, couvrant à la fois les volumes, les produits, les acteurs, les circuits et les contraintes logistiques. Ces données peuvent nourrir des politiques agricoles, commerciales et alimentaires plus réalistes, ciblées et efficaces.
b. Simplifier, légaliser sans brutaliser
Le second axe est celui de la simplification des procédures commerciales et de la réduction des coûts de formalisation. Au lieu de criminaliser les commerçants informels, il faut leur proposer des incitations à la formalisation : réduction des frais, accès facilité à des espaces de marché, reconnaissance juridique légère mais protectrice, ou accès à des microcrédits.
Certains programmes pilotes au Mali, au Bénin ou au Niger montrent qu’il est possible de formaliser sans exclure, à condition de co-construire les solutions avec les premiers concernés.
c. Soutenir les réseaux existants et les intégrer aux stratégies régionales
Enfin, il convient de renforcer les organisations professionnelles régionales, les unions de commerçants ou d'agriculteurs, qui structurent déjà une grande partie des échanges informels. Ces réseaux doivent être associés à l’élaboration des politiques commerciales, aux comités de gestion des corridors régionaux, et aux plateformes de négociation de la CEDEAO ou de la ZLECAf.
La Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf) offre à ce titre une opportunité historique : reconnaître et intégrer l’économie informelle au cœur du projet d’unification économique du continent. Cela suppose une vision plus souple, territorialisée et inclusive de la libre circulation des biens alimentaires.
Des initiatives locales existent déjà : Ateliers, programmes de formation et numérisation progressive des flux commerciaux.
Pourquoi est-ce important ?
La révélation d’un commerce alimentaire ouest-africain six fois supérieur aux chiffres officiels rebat les cartes : l’informel n’est pas un phénomène mineur, c’est une colonne vertébrale économique, sociale et alimentaire. Reconnaître cette réalité, c’est :
Optimiser les infrastructures régionales, en ciblant les corridors économiques véritables.
Élaborer des politiques agricoles et nutritionnelles réalistes, fondées sur l’usage réel des produits.
Renforcer la résilience alimentaire face aux chocs climatiques ou géopolitiques.
Des pays comme le Nigeria, le Mali et le Burkina Faso commencent à formaliser ces circuits par des programmes ciblés, mais une vision régionale coordonnée reste urgente. Seule une action collective – au sein de la CEDEAO et de la ZLECAf – permettra de transformer cette économie informelle en atout structurant pour la croissance et le développement.
L’heure est venue pour l’Afrique de l’Ouest de sortir de la comptabilité poussiéreuse et de reconnaître l’ampleur de son commerce réel. Mesurer l’invisible, c’est commencer à bâtir un avenir alimentaire plus sûr, équitable et intégré.